Chapitre II
À l’évidence, les enfants Baudelaire n’avaient guère eu l’occasion, récemment, de s’attarder devant un miroir, ayant eu d’autres sujets de préoccupation – expression signifiant ici : « ayant été accablés de soucis dus à une situation inextricable, inextricablement liée aux agissements du comte Olaf ». Mais même s’ils avaient passé les dernières semaines de leur vie à contempler leurs reflets, ils n’auraient pas été préparés à la vision renversante qui les attendait au bout de la longue pelouse.
Lorsque enfin les trois enfants parvinrent presque au bas de la pente douce et qu’ils franchirent, virant sur leur droite, le rideau de peupliers derrière lequel avait disparu leur guide, ils eurent brusquement l’impression d’être passés de l’autre côté du miroir.
Aussi impensable que cela pût paraître, ils avaient sous les yeux un bâtiment dont l’immense façade reposait sur son toit ! À la lisière de ce toit plat s’étalait un panneau géant : HÔTEL DÉNOUEMENT. Juste au-dessus du panneau – donc sous le toit de cette bâtisse tête en bas – s’alignaient des fenêtres dont chacun des volets s’ornait du chiffre 9. Par-dessus ce premier rang de fenêtres s’en étirait un autre aux volets ornés de 8, puis un autre aux volets ornés de 7, et ainsi de suite jusqu’à une rangée aux volets ornés de zéros. Depuis l’une des fenêtres zéro saillait une sorte de manche d’aération, un peu comme une chaussette géante, crachant un épais brouillard blanc dont les volutes masquaient en partie une grande arche inversée portant l’inscription : ENTRÉE. Le tout était bâti d’étranges briques chatoyantes et la muraille s’étoilait, par endroits, d’une végétation à l’aspect d’algues et de fleurs aquatiques.
Aussi médusés qu’intrigués, les enfants achevaient à peine de parcourir du regard la distance entre le toit et l’arche d’entrée lorsqu’une fenêtre s’ouvrit à un étage, et une fraction de seconde leur suffit pour comprendre : ce n’était pas l’hôtel Dénouement qu’ils contemplaient là, tête en bas, ce n’en était que le reflet dans l’étang à ses pieds. Et à présent, levant les yeux, ils découvraient le vrai bâtiment qui lui donnait la réplique.
D’ordinaire, à moins d’avoir trop bu, on a tôt fait de distinguer une bâtisse en dur de son reflet dans l’eau. Mais l’architecte, quel qu’il fût, qui avait conçu cet hôtel s’était ingénié à renforcer l’illusion d’optique. Pour commencer, la pièce d’eau était aux dimensions de la bâtisse, comme tracée exclusivement pour en héberger le reflet. Mieux, toutes les inscriptions portées sur le bâtiment même étaient tracées en miroir, et c’est ainsi que l’hôtel, le vrai, se disait et que les fenêtres du neuvième étage s’ornaient de gracieux . Enfin, un jardinier consciencieux avait trouvé le moyen d’agrémenter la façade de quelques plantes à l’aspect d’algues et de nénuphars afin de parfaire l’illusion plus encore. Même après avoir détecté le trompe-l’œil, les enfants durent examiner plusieurs fois d’abord le reflet, puis le bâtiment, puis le reflet, puis le bâtiment avant de s’y retrouver un peu – expression signifiant ici : « avant de s’arracher à cette vision fascinante et de rendre leur attention à Kit Snicket ».
— Par ici, enfants Baudelaire ! les appela la jeune femme, et ils la retrouvèrent assise sur une grande couverture étalée dans l’herbe rase.
Et sur la couverture s’entassait de quoi nourrir un bataillon, si un bataillon, ce matin-là, avait décidé d’envahir une pelouse au bord d’un bassin d’agrément. Il y avait là trois sortes de pains fantaisie, alignés face à une batterie de raviers contenant différentes sortes de beurre, des confitures de toutes les couleurs et une pâte qui ressemblait fort à du chocolat fondu. À côté des pains, une vaste corbeille proposait un assortiment de pâtisseries – brioches et tartelettes, beignets et croquignoles, et même des éclairs à la crème anglaise, friandise préférée de Klaus. Il y avait deux tôles à tarte contenant deux belles quiches dorées, l’une aux asperges et l’autre au fromage, un généreux plateau de poisson fumé et une grande coupe de bois emplie d’une pyramide de fruits. Trois pichets de verre offrant trois sortes de jus de fruits voisinaient avec une théière et une cafetière d’argent, ainsi que toute la porcelaine et l’argenterie nécessaires à la dégustation, élégamment présentées avec trois petites serviettes de lin brodées de monogrammes, mot signifiant ici : « les initiales V.B., K.B. et P.B. entrelacées deux à deux de manière à former un gracieux motif ».
— Asseyez-vous, asseyez-vous vite, invita Kit, et elle mordit dans un petit gâteau saupoudré de sucre glace. Nous avons très peu de temps, je vous l’ai dit, mais ce n’est pas une raison pour ne pas manger bien. Servez-vous, prenez ce qui vous tente.
— D’où viennent toutes ces bonnes choses ? s’enquit Klaus.
— C’est l’un des nôtres qui les a déposées là pour nous, répondit Kit. Nous avons pour règle de ne jamais faire voyager ensemble les pique-niques et les volontaires. De la sorte, si jamais nos ennemis mettent la main sur un pique-nique, ils ne mettent pas la main sur nous et vice-versa. C’est la fameuse « lutte pour l’espace et la nourriture », vous connaissez ? Ce n’est pas que j’apprécie tellement celui qui a dit ça – mais bon, je m’égare une fois de plus. Goûtez plutôt à cette marmelade, elle est exquise.
Les enfants Baudelaire avaient à nouveau un peu le tournis, et Violette plongea la main dans sa poche à la recherche d’un ruban. La conversation lui semblait ardue, et attacher ses cheveux pour se dégager le front l’aidait toujours à réfléchir. Mais Kit Snicket fut plus vive qu’elle. Avec un sourire, elle tira un ruban de sa poche, fit signe à Violette de venir s’asseoir auprès d’elle et, d’une main douce, la jeune femme en détresse et enceinte releva les cheveux de l’aînée des Baudelaire.
— Tu es tout le portrait de ton père, dit-elle d’une voix un peu étranglée. Lui aussi plissait le front quand il était perplexe, même s’il était rare qu’il attache ses cheveux d’un ruban. Les enfants, je vous en conjure, mangez, mangez, et pendant ce temps-là je vais m’efforcer de résumer pour vous notre situation actuelle – pas bien reluisante, je dois dire. Le temps d’en arriver au dessert et j’espère avoir répondu à toutes vos interrogations.
Les enfants s’assirent sur la couverture, ils étalèrent sur leurs jambes leurs petites serviettes brodées et se mirent en devoir de manger, tout surpris de découvrir que leur faim de nourritures terrestres égalait leur faim de savoir. Violette prit deux grosses tranches de pain noir et se confectionna un sandwich au poisson fumé, bien résolue à goûter à la pâte de chocolat s’il lui restait un peu de place ensuite.
Klaus se servit de la quiche et se mit de côté, d’avance, un éclair à la crème anglaise, et Prunille dénicha dans la coupe à fruits la pomme la plus coriace et un gros pamplemousse, dont elle entama le zeste d’un bon coup de ses petites dents tranchantes. Kit sourit aux trois enfants, elle se tamponna la bouche d’une serviette brodée K.S. et se lança dans ses explications.
— Le grand bâtiment que vous voyez là, de l’autre côté du bassin, c’est l’hôtel Dénouement. Y avez-vous déjà séjourné ?
— Non, répondit Violette. C’est à l’hôtel Preludio que nos parents nous avaient emmenés en week-end, un jour.
— Exact, dit Klaus. Je l’avais presque oublié.
— Karott, dit Prunille, se remémorant l’excellent brunch servi dans cet hôtel.
— Oui, le Preludio est charmant, concéda Kit. Mais l’hôtel Dénouement est tellement plus… comment dire ? Depuis des années, c’est le lieu où nos volontaires se rassemblent pour échanger des renseignements, discuter de plans destinés à tenir en échec nos ennemis, rapporter les livres que nous nous empruntons les uns aux autres… Avant le schisme, il existait des quantités de lieux de ce genre – banques et librairies, restaurants, papeteries, cafés, laveries automatiques, fumeries d’opium, dômes géodésiques… Les gens au cœur noble et généreux pouvaient se rassembler presque n’importe où.
— Ce devait être une époque heureuse, hasarda Violette.
— À ce qu’on m’en a dit, oui, reconnut Kit, mélancolique. Moi, je n’avais que quatre ans quand tout a mal tourné. Notre communauté s’est démantelée, disloquée, puis, comme si le monde lui-même se démantelait, se disloquait, les lieux sûrs ont été rayés de la carte les uns après les autres. Par exemple, il y avait un grand laboratoire scientifique, mais le volontaire qui possédait l’endroit a été assassiné. Il y avait une grotte merveilleuse, mais des agents immobiliers félons, toute une équipe, s’en sont fait leur fief. Enfin, il y avait un superbe quartier général dans les monts Mainmorte, et tout récemment il a été…
— … réduit en cendres, acheva Klaus d’un ton égal. Nous sommes passés là-bas peu après.
— C’est vrai, dit Kit, j’oubliais… Eh bien, ce fameux Q.G. était le pénultième lieu sûr.
— Pénul ? demanda Prunille.
— Tième, compléta Kit. Pénultième. Ça vient du latin : « presque ultime ». Autrement dit : « avant-dernier ». Le Q.G. des monts Mainmorte anéanti, il ne nous reste plus que l’hôtel Dénouement. Partout ailleurs, sur cette pauvre planète, la noblesse de cœur et l’intégrité disparaissent à vive allure.
— Grité ? s’informa Prunille.
— Intégrité, précisa Klaus. L’honnêteté absolue, si tu préfères. Celle des gens incorruptibles.
— Et si nous ne sommes pas vigilants, poursuivait Kit, les yeux sur l’eau lisse du bassin, elles disparaîtront tout à fait. Rendez-vous compte : un monde inexorablement envahi par la malfaisance et le mensonge ! Pouvez-vous l’imaginer ?
— Oui, dit Violette à mi-voix, et ses cadets approuvèrent en silence.
« Inexorablement », ils comprenaient fort bien : plus rien ni personne pour endiguer la malfaisance et le mensonge dans leur conquête galopante du monde. Et imaginer un monde pareil ne leur était guère difficile ; depuis des mois déjà, leur monde à eux y ressemblait fort. Depuis que le comte Olaf avait surgi dans leurs jeunes vies, la malfaisance et le mensonge distillés par ce triste sire avaient tout envahi, au point qu’eux-mêmes avaient peine à ne pas se laisser contaminer. Bien pis, lorsqu’ils repensaient à leurs récents faits et gestes, ils n’auraient pas juré n’avoir pas eux-mêmes menti ou mal agi – même s’ils estimaient, bien entendu, avoir eu d’excellentes raisons pour ce faire.
— Quand nous étions dans les montagnes, se souvint Klaus, nous avions trouvé un message laissé par un volontaire. D’après ce message, il devait y avoir un grand rassemblement V.D.C. à l’hôtel Dénouement ce jeudi.
Kit hocha la tête et se resservit un peu de café.
— Et à qui ce message était-il adressé ? dit-elle. À J. S. ?
— Oui, répondit Violette. Nous avions pensé que J. S. voulait peut-être dire : Jacques Snicket.
— Frerr ? demanda Prunille.
Kit posa sur sa tartelette un regard triste.
— Oui, Jacques était mon frère, dit-elle, mon grand frère. À cause du schisme, il y avait des années que je ne l’avais plus revu – que je n’avais revu aucun de mes deux frères. Et c’est tout récemment seulement que j’ai appris que Jacques…
Elle se tut.
— Nous l’avions croisé, oh ! très brièvement, dit Violette, qui n’aimait guère évoquer leur séjour dans certaine bourgade sous le signe des corbeaux. Ça a dû être un choc, pour vous.
— Un immense chagrin, oui, dit Kit. Un choc ? Pas vraiment, pas au sens de surprise. Tant des nôtres ont été lâchement supprimés par nos ennemis. (Elle caressa la main de chacun des enfants tour à tour.) Je n’ai pas besoin de vous dire combien il est dur de perdre un être cher. Sous le coup de la douleur, j’ai commencé par me jurer de ne plus sortir de mon lit.
— Et alors ? demanda Klaus.
Elle sourit.
— Alors j’ai eu faim et, quand j’ai ouvert le frigo, un autre message m’y attendait.
— Vérification des denrées conservées, se rappela Violette. Dans les ruines du Q.G. des montagnes, nous avons découvert ce mode de communication codée.
— Je sais, dit Kit. Vous aviez été repérés par l’un des nôtres. Aucun de nous, bien sûr, n’avait cru une seconde que vous étiez pour quelque chose dans la mort de mon frère, malgré les dires de cette stupide journaliste du Petit Pointilleux.
Les enfants s’entre-regardèrent. Ils l’avaient presque oubliée, celle-là. Comment s’appelait-elle, déjà ? Ah oui, Geraldine Julienne. Quel tort elle leur avait causé en allant raconter dans son journal que c’étaient eux qui avaient assassiné Jacques Snicket – qu’elle confondait d’ailleurs avec le comte Olaf et nommait comte Omar, par-dessus le marché ! Depuis lors, à plusieurs reprises, les enfants avaient dû se déguiser pour échapper aux autorités.
— Repérés ? répéta Klaus. Et par qui ?
— Par Quigley Beauxdraps, bien sûr. Il vous a retrouvés dans les monts Mainmorte, puis, lorsque vous et lui avez été séparés, il s’est débrouillé pour entrer en contact avec moi. Nous sommes parvenus à nous rencontrer, lui et moi, clandestinement, dans un magasin – le Palais du peignoir de bain –, déguisés en mannequins de cire, le temps de décider que faire ensuite. C’est là que nous avons imaginé d’envoyer une dépêche à bord du sous-marin du capitaine Virlevent…
— Couikeg, dit Prunille.
— Oui, à bord du Queequeg, enchaîna Kit. Et c’est ensemble que lui et moi espérions venir à votre rencontre sur la plage de Malam…
— Où est Quigley ? coupa Violette.
Kit refoula un soupir avec une gorgée de café.
— Il lui tardait de vous retrouver, dit-elle, mais il a reçu un message de son frère et sa sœur.
Klaus eut un sursaut joyeux.
— Isadora et Duncan ! Ça fait si longtemps qu’on n’a pas eu de leurs nouvelles ! Ils vont bien ?
— Je l’espère, dit Kit sobrement. Le message reçu d’eux n’était pas complet, mais apparemment ils s’apprêtaient à essuyer une attaque, en plein survol de l’océan. Aussitôt, Quigley est parti à leur secours à bord d’un hélicoptère que nous avons euh, emprunté à un botaniste du coin. Si tout va bien, vous devriez les revoir tous trois jeudi. Du moins, si vous n’annulez pas la réunion.
— Annuler la réunion, nous ? se récria Violette. Et pourquoi diable le ferions-nous ?
— Le dernier lieu sûr pourrait bien n’être plus si sûr, répondit Kit d’une voix triste. Et si tel est le cas, c’est vous, enfants Baudelaire, qui enverrez le signal prévenant les V.D.C. que le rassemblement de jeudi est annulé.
— Plussissur ? demanda Prunille.
Avec un sourire pour la toute-petite, Kit ouvrit le gros classeur que les enfants lui avaient rapporté du taxi et se mit à farfouiller parmi les papiers.
— Désolée d’être aussi désorganisée, dit-elle. Je n’ai même pas eu le temps de mettre à jour mon calepin – mon carnet de bord, si vous aimez mieux. Mon frère disait que si seulement on pouvait trouver le temps de lire davantage et mieux, on aurait accès à tous les secrets du monde. C’est à peine si j’ai jeté un coup d’œil à tous ces plans, tous ces schémas, ces poèmes que Charles m’a envoyés, ou même aux échantillons de papier peint pour la chambre du bébé… Ne nous affolons pas, je vais le retrouver, ce papier.
Chacun des enfants reprit un peu des bonnes choses étalées là, s’efforçant d’avoir l’air patient tandis que Kit passait en revue le contenu de son classeur et s’interrompait à chaque instant pour lisser du plat de la main un papier plus froissé que les autres. Enfin ils la virent extraire de son fouillis un petit quelque chose pas plus gros qu’une chenille, un minuscule bout de papier enroulé serré.
— Ah ! voilà, je le tiens. Un serveur m’a transmis ceci hier soir, glissé à l’intérieur d’un biscuit chinois, vous savez, un de ces fortune cookies.
Elle tendit le petit rouleau à Klaus, qui le déroula avec soin. Il cligna les yeux derrière ses lunettes et lut à voix haute :
— « J. S. vient d’arriver. A réclamé thé avec sucre. Mon frère envoie son meilleur souvenir. Cordialement, Frank. »
— D’ordinaire, les messages qu’on trouve dans ces biscuits chinois ne sont que des prédictions à la noix, mais ce restaurant a changé de gérant voilà peu. Maintenant, vous comprenez ma détresse. Quelqu’un qui pourrait bien se faire passer pour mon frère vient de descendre à l’hôtel – juste au moment où nos membres s’apprêtent à s’y réunir.
— Le comte Olaf, murmura Violette.
— Ce pourrait être Olaf, concéda Kit, mais il ne manque pas d’autres scélérats prêts à jouer les imposteurs. Ces deux sinistres personnages que vous avez vus dans les montagnes, par exemple.
— Ou Féval, ou Otto, ou même Bretzella, dit Klaus, revoyant en pensée les trois anciens monstres du parc Caligari qui s’étaient engagés, depuis, au service du comte Olaf.
— Remarquez, reprit Kit, J. S. n’est pas nécessairement quelqu’un de malintentionné. Des tas de gens parfaitement honnêtes sont susceptibles de descendre dans un hôtel et d’y demander du sucre avec leur thé. Pas pour le sucrer, bien sûr – le thé, disait mon frère, devrait toujours être amer comme l’absinthe et mordant comme un glaive à deux tranchants. Non, mais à titre de signal. Après tout, nos camarades et nos ennemis sont en quête du même objet : un petit vase en délicate céramique, visiblement destiné à contenir une vivifiante denrée calorique.
— Sucrié, résuma Prunille.
Mais ses aînés avaient compris aussi. Ce fameux sucrier, ils ne savaient pourquoi, était d’une importance cruciale, tant pour V.D.C. que pour le comte Olaf, ne rêvant que de mettre ses vilaines pattes dessus. Ce sucrier, eux-mêmes l’avaient cherché jusque dans les profondeurs sous-marines. Mais ils n’avaient découvert ni l’objet, ni la raison pour laquelle il importait tant.
— Exactement, dit Kit. Le sucrier. Lequel est en principe, en ce moment même, en route pour l’hôtel Dénouement, et je préfère ne pas songer à ce qui s’ensuivrait si nos ennemis faisaient main basse dessus. Je ne vois pas ce qui pourrait arriver de pire, sauf peut-être s’ils parvenaient à s’emparer de la fausse golmotte médusoïde.
Les enfants échangèrent un regard atterré. Ils avaient une rude nouvelle pour Kit Snicket.
— J’ai bien peur, se dévoua Violette, que le comte Olaf ne dispose d’un petit échantillon de la médusoïde… (Tout en parlant, elle revoyait la sinistre armée à chapeaux, dans la grotte, et sa petite sœur près d’étouffer à cause du champignon tueur, la sinistre et rarissime Amanita médusoïdes.) Nous en avions quelques spores dans un casque de plongée bien fermé, mais à présent c’est Olaf qui les a.
Kit étouffa un petit cri.
— En ce cas, dit-elle d’une voix blanche, nous n’avons plus une seconde à perdre. Vous trois, comme je m’apprêtais à vous l’expliquer, vous allez devoir vous infiltrer dans l’hôtel – vous y introduire sans laisser savoir qui vous êtes – et vous allez tâcher d’y retrouver ce ou cette J. S. Si c’est quelqu’un de notre bord, alors vous devrez faire en sorte que le sucrier aboutisse entre ses mains. Mais si vous avez le moindre doute, il faut au contraire l’en écarter à tout prix. Malheureusement, ce ne sera pas aussi facile que ça en a l’air.
— Facile ? dit Klaus. Ça n’a pas l’air facile du tout.
— Bien, approuva Kit, gobant un grain de raisin. Au moins, vous êtes lucides. Je vous rassure, vous ne serez pas seuls. Arriver tôt étant plutôt un signe de bonne volonté, il y a d’autres volontaires déjà en place dans l’hôtel. Peut-être reconnaîtrez-vous certains de ceux qui ont gardé l’œil sur vous depuis le début de vos misères. Mais peut-être aussi reconnaîtrez-vous des gens qui ne vous veulent aucun bien, arrivés en avance pour donner le change. Car si votre mission est la chasse au suspect, sachez que divers suspects font la chasse aux Baudelaire.
— Mais comment distinguer nos amis de nos ennemis : s’inquiéta Violette.
— Comme toujours, comme partout. La première fois que vous avez vu le comte Olaf, lui avez-vous fait confiance longtemps ? La première fois que vous avez rencontré Isadora et Duncan, vous êtes vous méfiés d’eux longtemps ? Il vous faudra observer chaque personne rencontrée, et former vos jugements vous-mêmes. Enfants Baudelaire, vous allez vous changer en flâneurs.
— Enclair ? demanda Prunille ; autrement dit : « Flâneurs ? Je ne suis pas sûre de comprendre. »
— Flâneur, expliqua Kit, est un mot d’origine française. Il désigne une personne qui se balade tranquillement, l’air de rien, sans perdre une miette de ce qui l’entoure. Quelqu’un qui ouvre l’œil et le bon, quelqu’un qui laisse traîner les oreilles, mais qui n’intervient jamais, sauf en cas d’absolue nécessité.
— Spion ? suggéra Prunille.
— Un peu ; pas tout à fait. L’espion est un professionnel. Le flâneur se contente d’être discret, et de n’avoir pas les yeux dans sa poche. Ni les oreilles, d’ailleurs. Les enfants font d’excellents flâneurs, on les remarque si peu ! Vous allez passer inaperçus, vous trois, dans cet hôtel.
— Inaperçus, dit Klaus, m’étonnerait. Le Petit Pointilleux a publié nos portraits. À tous les coups, quelqu’un va nous reconnaître et nous dénoncer aux autorités.
— Sans compter, renchérit Violette, que trois enfants qui vadrouillent à travers un hôtel, ça aura tôt fait de sembler louche.
Avec un sourire bref, Kit souleva un coin de la couverture à pique-nique. Trois paquets enveloppés de papier étaient cachés là dans l’herbe.
— Celui qui m’a envoyé le message, dit-elle, est l’un des nôtres. Il m’a proposé de vous engager tous trois comme grooms. Vos tenues de grooms sont dans ces paquets.
— Enclair ? s’enquit à nouveau Prunille ; autrement dit : « Groom ? Je ne suis pas sûre de comprendre. »
Klaus avait tiré son carnet de sa poche et prenait des notes avec fièvre, mais l’occasion d’expliquer un mot était à ne pas rater.
— Un groom, dit-il à sa petite sœur, c’est quelqu’un, dans un hôtel, qui rend des tas de menus services à la clientèle.
— C’est le déguisement idéal, reprit Kit. Vous accomplirez toutes sortes de petites tâches, du genre porter des paquets, des messages, recommander de bons restaurants. Vous aurez libre accès aux moindres recoins de l’hôtel, du solarium en terrasse jusqu’à la laverie en sous-sol. Et jamais personne ne vous soupçonnera de fureter. Frank vous aidera de son mieux, mais soyez très, très prudents. À cause du schisme, voyez-vous, des frères se sont retrouvés ennemis. En aucun cas vous ne devrez révéler votre identité au frère de Frank, Ernest, qui est son parfait sosie.
— Parfait sosie ? répéta Violette. Vous voulez dire qu’ils sont absolument identiques ? Mais, dans ce cas, comment les distinguer ?
Kit vida sa tasse de café.
— Je vous l’ai dit : il vous faudra être très, très attentifs. Et vous le serez, je vous en supplie. Ouvrez l’œil. Observez chacun. Notez le moindre détail. À partir de là, à vous de juger. Avoir l’œil et réfléchir, c’est le seul moyen de faire la différence entre les scélérats et les gens dignes de confiance. Entre le tordu et le droit. Entre l’injuste et le juste. Entre les malfaisants et les cœurs nobles. Bon, et maintenant, les choses sont-elles bien claires ?
Les trois enfants s’entre-regardèrent. Jamais, à leur avis, les choses n’avaient été aussi peu claires, chacune des paroles de Kit plus obscure que la précédente. Klaus reprit les notes qu’il venait de griffonner et s’efforça de résumer les instructions.
— Nous allons nous déguiser en grooms, dit-il, se concentrant très fort. Notre mission est d’ouvrir l’œil et de laisser traîner les oreilles afin de débusquer un ou une soi-disant J. S., qui pourrait tout aussi bien être vaillant volontaire que dangereux adversaire – Un certain Frank va nous donner un coup de main, enchaîna Violette. Mais son jumeau Ernest fera tout pour nous mettre des bâtons dans les roues.
— En ce moment même, à l’hôtel, reprit Klaus, il y a déjà un certain nombre de volontaires, mais aussi un certain nombre d’ennemis.
— Sucrié, conclut Prunille.
— Parfait, déclara Kit. Dès que vous aurez fini de manger, vous pourrez aller enfiler vos costumes derrière ce gros arbre, là-bas, puis signaler votre arrivée à Frank. Vous avez bien quelque chose, n’importe quoi, à jeter dans ce bassin ?
Violette tira de sa poche le galet ramassé sur la plage de Malamer.
— Ça devrait pouvoir faire l’affaire, non ?
— Idéal. En principe, Frank est aux aguets à l’une des fenêtres de l’hôtel, à moins bien sûr qu’Ernest n’ait intercepté mon message, auquel cas c’est lui qui est aux aguets. Quoi qu’il en soit, dès que vous vous sentez prêts, jetez cette pierre à l’eau, il verra l’eau se rider et saura que vous arrivez.
Klaus s’alarma :
— Parce que… vous ne venez pas avec nous ?
— Hélas, non, soupira Kit. J’ai une mission de mon côté. Pendant que Quigley s’efforce de redresser la situation dans les airs, je vais tâcher de résoudre certains problèmes en mer. Sur terre, enfants Baudelaire, c’est à vous de veiller.
— Tousseul ? s’alarma Prunille ; autrement dit : « Vous croyez vraiment que trois enfants peuvent assumer pareille mission ? »
— Regardez-vous, répondit Kit. Regardez-vous dans l’eau, tous trois.
Les enfants se levèrent et se penchèrent sur l’eau, tout au bord de l’étang. Leurs trois reflets surgirent, tête en bas.
— À la disparition de vos parents, Violette, reprit Kit, tu n’étais encore qu’une gamine. Mais vois ton regard : il n’est plus celui d’une enfant, il est celui d’une personne qui sait faire face aux coups de chien. Et toi, Klaus, vois : tu es devenu quelqu’un qui sait mener des recherches, non plus un jeune dévoreur de livres qui lit tout ce qui lui tombe sous la main. Et toi, Prunille, te voilà solide sur tes petites jambes, et avec tant de jolies dents que les quatre premières n’ont plus l’air si féroces. Vous n’êtes plus des gamins, enfants Baudelaire. Vous êtes des personnes à part entière – et même des volontaires, prêts à relever les manches dans un monde déboussolant, déboussolé, au bord du naufrage. L’hôtel Dénouement vous attend, tout comme l’engin volant que vous savez attend Quigley, tout comme m’attend, en principe, un radeau gonflable sur certain récif corallien de qualité plus que douteuse. Mais si Quigley parvient à confectionner un filet assez grand pour capturer tous ces aigles, si je parviens à entrer en contact avec le capitaine Virlevent et à le convaincre de me rejoindre sur certain banc d’algues, alors nous serons tous deux de retour à vos côtés pour jeudi. Même avec deux passagers de plus à son bord, Hector devrait pouvoir poser sur le toit de l’hôtel son engin volant à air chaud.
— Hector ? s’écria Violette, revoyant celui qui s’était montré si gentil pour eux à Villeneuve-des-Corbeaux, avant de prendre la voie des airs, en compagnie des jeunes Beauxdraps, dans un énorme aérostat de sa fabrication. Il va bien ?
— Je l’espère, murmura Kit. (Elle se leva brusquement, tourna le dos aux enfants, et sa voix se fit chevrotante.) Ne vous occupez pas des reliefs de ce repas, enfants Baudelaire. L’un des nôtres a promis de tout débarrasser. C’est un gentleman comme on en fait peu. Vous ferez sa connaissance jeudi, si tout se passe bien… Si tout se passe bien…
Mais sa voix se cassa. Un petit cri lui échappa, presque un miaulement, et ses épaules se mirent à tressauter sans bruit.
Les enfants se concertèrent du regard. D’ordinaire, lorsque quelqu’un pleure, il est noble et généreux de s’efforcer de le consoler. Mais si ce quelqu’un s’efforce de cacher ses larmes, il peut être tout aussi noble et généreux de feindre de ne rien voir, afin de ne pas l’embarrasser. Une minute ou deux, les enfants balancèrent entre la noble et généreuse attitude consistant à consoler quelqu’un qui pleure et la noble et généreuse attitude consistant à feindre de ne rien voir. Mais les pleurs de Kit Snicket redoublaient et ils résolurent de la consoler.
Violette s’approcha d’elle et lui prit la main. Klaus lui pressa l’épaule, et Prunille noua ses bras menus autour de ses genoux – la petite n’atteignait pas plus haut.
— Pourquoi pleurez-vous ? murmura Violette. Pourquoi tant de détresse ?
— Parce que tout ne va pas bien se passer, répondit Kit après un silence. Autant que vous le sachiez, enfants Baudelaire. Nous vivons des jours sombres – plus noirs qu’un corbeau par une nuit sans lune. Aussi nobles et généreuses que soient nos missions, nous ne les mènerons pas à bien, je le sens. Avant jeudi, j’en suis certaine, j’apercevrai votre signal. Alors je saurai que tous nos espoirs sont partis en fumée.
— Notre signal ? dit Klaus. Mais quel signal envoyer, justement ? Quel code utiliser ?
— N’importe quel code à votre idée, répondit Kit. Nous surveillerons le ciel et l’horizon.
Là-dessus, en douceur, elle se dégagea de l’emprise des enfants et, sans un mot de plus, s’éloigna d’un pas résolu. Les trois enfants la regardèrent remonter la pente et traverser le rideau de peupliers, peut-être pour regagner le taxi, peut-être pour rejoindre quelque mystérieux volontaire. Lorsqu’elle eut disparu de leur vue, ils gardèrent le silence un instant, puis Prunille se dirigea vers l’un des paquets et suggéra :
— Change ?
— Moui, se résigna Violette. Dommage de laisser ici toutes ces bonnes choses, mais je ne peux vraiment plus rien avaler.
— Peut-être que le volontaire chargé de débarrasser en fera profiter quelqu’un d’autre, dit Klaus.
— Espérons. Il y a tant de choses encore dont nous ne savons rien.
— Peut-être, justement, allons-nous en apprendre davantage ? dit Klaus plein d’espoir. En ouvrant l’œil, comme l’a dit Kit, peut-être allons-nous lever des mystères ? En tout cas, je l’espère drôlement.
— Je l’espère aussi, dit Violette.
— Idem, dit Prunille, et tous trois se turent.
Laissant là les reliefs du brunch, ils se faufilèrent derrière le gros arbre et, prestement, se tournant le dos les uns aux autres pour plus d’intimité, ils entreprirent de se changer.
Tout en bouclant sa ceinture ornée des mots « Hôtel Dénouement », Violette formula tout bas le vœu de réussir à distinguer Frank de son frère, Ernest le félon. Tout en calant sous son menton l’élastique de son calot de groom, plus raide qu’un moule à gâteaux, Klaus formula le vœu de réussir à faire le tri entre les volontaires et les traîtres. Et tout en enfilant ses petits gants blancs, surprise de voir que Frank en avait trouvé à sa taille, Prunille formula le vœu de réussir à démasquer l’insaisissable J. S.
Enfin, chacun des trois enfants ajusta le dernier accessoire de son déguisement, une énorme paire de lunettes noires, pareilles à celles qu’Olaf avait arborées, déguisé en détective Dupin. Les verres en étaient si larges qu’ils dévoraient la moitié du visage. Klaus pouvait même garder ses lunettes à lui par-dessous, elles y étaient insoupçonnables.
Puis ils gagnèrent le bord de l’eau et examinèrent leurs reflets de grooms. Une foule de questions les assaillait. Allait-on vraiment ne pas les reconnaître ? Allaient-ils avoir le temps de percer tous les mystères au programme ? Kit Snicket disait-elle vrai, n’étaient-ils plus des gamins, mais des personnes à part entière – des volontaires aux manches relevées, face à un monde au bord du naufrage ? Ils l’espéraient fort, mais lorsque Violette roula le galet lisse dans sa main gantée de blanc, lorsqu’elle le fit voltiger, de toutes ses forces, jusqu’au milieu de l’étang, ils furent pris de doutes horribles. Et si leurs espoirs allaient couler à pic, inexorablement, pareils à ce caillou rond ?
Ils regardèrent l’eau se rider, le reflet de l’hôtel se distordre. Ils regardèrent le toit se décomposer, les mots « Hôtel Dénouement » se désagréger, comme sur un papier froissé d’une main rageuse. Ils regardèrent chaque rang de fenêtres se désaligner, se disloquer, ils regardèrent les algues se fondre dans le néant tandis que les vaguelettes se propageaient sans bruit, de proche en proche, plus loin, toujours plus loin…